samedi 19 avril 2008

DISCOURS DE BENOÎT XVI À L'ONU.

ROME, Vendredi 18 avril 2008 (ZENIT.org) -
Nous publions ci-dessous le texte intégral du discours que le pape Benoît XVI a prononcé ce vendredi aux représentants des Nations, dans la salle de l'Assemblée générale des Nations unies, à New York.

Monsieur le Président,Mesdames et Messieurs,

En m'adressant à cette Assemblée, j'aimerais avant tout vous exprimer, Monsieur le Président, ma vive reconnaissance pour vos aimables paroles. Ma gratitude va aussi au Secrétaire général, Monsieur Ban Ki-moon, qui m'a invité à venir visiter le Siège central de l'Organisation, et pour l'accueil qu'il m'a réservé. Je salue les Ambassadeurs et les diplomates des Pays membres et toutes les personnes présentes. À travers vous, je salue les peuples que vous représentez ici. Ils attendent de cette institution qu'elle mette en œuvre son inspiration fondatrice, à savoir constituer un « centre pour la coordination de l'activité des Nations unies en vue de parvenir à la réalisation des fins communes » de paix et de développement (cf. Charte des Nations unies, art. 1.2-1.4). Comme le Pape Jean-Paul II l'exprimait en 1995, l'Organisation devrait être un « centre moral, où toutes les nations du monde se sentent chez elles, développant la conscience commune d'être, pour ainsi dire, une famille de nations » (Message à l'Assemblée générale des Nations unies pour le 50e anniversaire de la fondation, New York, 5 octobre 1995).

À travers les Nations unies, les États ont établi des objectifs universels qui, même s'ils ne coïncident pas avec la totalité du bien commun de la famille humaine, n'en représentent pas moins une part fondamentale. Les principes fondateurs de l'Organisation - le désir de paix, le sens de la justice, le respect de la dignité de la personne, la coopération et l'assistance humanitaires - sont l'expression des justes aspirations de l'esprit humain et constituent les idéaux qui devraient sous-tendre les relations internationales. Comme mes prédécesseurs Paul VI et Jean-Paul II l'ont affirmé depuis cette même tribune, tout cela fait partie de réalités que l'Église catholique et le Saint-Siège considèrent avec attention et intérêt, voyant dans votre activité un exemple de la manière dont les problèmes et les conflits qui concernent la communauté mondiale peuvent bénéficier d'une régulation commune. Les Nations unies concrétisent l'aspiration à « un degré supérieur d'organisation à l'échelle internationale » (Jean-Paul II, Encycl. Sollicitudo rei socialis, n. 43), qui doit être inspiré et guidé par le principe de subsidiarité et donc être capable de répondre aux exigences de la famille humaine, grâce à des règles internationales efficaces et à la mise en place de structures aptes à assurer le déroulement harmonieux de la vie quotidienne des peuples. Cela est d'autant plus nécessaire dans le contexte actuel où l'on fait l'expérience du paradoxe évident d'un consensus multilatéral qui continue à être en crise parce qu'il est encore subordonné aux décisions d'un petit nombre, alors que les problèmes du monde exigent, de la part de la communauté internationale, des interventions sous forme d'actions communes.

En effet, les questions de sécurité, les objectifs de développement, la réduction des inégalités au niveau local et mondial, la protection de l'environnement, des ressources et du climat, requièrent que tous les responsables de la vie internationale agissent de concert et soient prêts à travailler en toute bonne foi, dans le respect du droit, pour promouvoir la solidarité dans les zones les plus fragiles de la planète. Je pense en particulier à certains pays d'Afrique et d'autres continents qui restent encore en marge d'un authentique développement intégral, et qui risquent ainsi de ne faire l'expérience que des effets négatifs de la mondialisation. Dans le contexte des relations internationales, il faut reconnaître le rôle primordial des règles et des structures qui, par nature, sont ordonnées à la promotion du bien commun et donc à la sauvegarde de la liberté humaine. Ces régulations ne limitent pas la liberté. Au contraire, elles la promeuvent quand elles interdisent des comportements et des actions qui vont à l'encontre du bien commun, qui entravent son exercice effectif et qui compromettent donc la dignité de toute personne humaine. Au nom de la liberté, il doit y avoir une corrélation entre droits et devoirs, en fonction desquels toute personne est appelée à prendre ses responsabilités dans les choix qu'elle opère, en tenant compte des relations tissées avec les autres. Nous pensons ici à la manière dont les résultats de la recherche scientifique et des avancées technologiques ont parfois été utilisés. Tout en reconnaissant les immenses bénéfices que l'humanité peut en tirer, certaines de leurs applications représentent une violation évidente de l'ordre de la création, au point non seulement d'être en contradiction avec le caractère sacré de la vie, mais d'arriver à priver la personne humaine et la famille de leur identité naturelle. De la même manière, l'action internationale visant à préserver l'environnement et à protéger les différentes formes de vie sur la terre doit non seulement garantir un usage rationnel de la technologie et de la science, mais doit aussi redécouvrir l'authentique image de la création. Il ne s'agira jamais de devoir choisir entre science et éthique, mais bien plutôt d'adopter une méthode scientifique qui soit véritablement respectueuse des impératifs éthiques.

La reconnaissance de l'unité de la famille humaine et l'attention portée à la dignité innée de toute femme et de tout homme reçoivent aujourd'hui un nouvel élan dans le principe de la responsabilité de protéger. Il n'a été défini que récemment, mais il était déjà implicitement présent dès les origines des Nations unies et, actuellement, il caractérise toujours davantage son activité. Tout État a le devoir primordial de protéger sa population contre les violations graves et répétées des droits de l'homme, de même que des conséquences de crises humanitaires liées à des causes naturelles ou provoquées par l'action de l'homme. S'il arrive que les États ne soient pas en mesure d'assurer une telle protection, il revient à la communauté internationale d'intervenir avec les moyens juridiques prévus par la Charte des Nations unies et par d'autres instruments internationaux. L'action de la communauté internationale et de ses institutions, dans la mesure où elle est respectueuse des principes qui fondent l'ordre international, ne devrait jamais être interprétée comme une coercition injustifiée ou comme une limitation de la souveraineté. À l'inverse, c'est l'indifférence ou la non-intervention qui causent de réels dommages. Il faut réaliser une étude approfondie des modalités pour prévenir et gérer les conflits, en utilisant tous les moyens dont dispose l'action diplomatique et en accordant attention et soutien même au plus léger signe de dialogue et de volonté de réconciliation.

Le principe de la « responsabilité de protéger » était considéré par l'antique ius gentium comme le fondement de toute action entreprise par l'autorité envers ceux qui sont gouvernés par elle : à l'époque où le concept d'État national souverain commençait à se développer, le religieux dominicain Francisco De Vitoria, considéré à juste titre comme un précurseur de l'idée des Nations unies, décrivait cette responsabilité comme un aspect de la raison naturelle partagé par toutes les nations, et le fruit d'un droit international dont la tâche était de réguler les relations entre les peuples. Aujourd'hui comme alors, un tel principe doit faire apparaître l'idée de personne comme image du Créateur, ainsi que le désir d'absolu et l'essence de la liberté. Le fondement des Nations unies, nous le savons bien, a coïncidé avec les profonds bouleversements dont a souffert l'humanité lorsque la référence au sens de la transcendance et à la raison naturelle a été abandonnée et que par conséquent la liberté et la dignité humaine furent massivement violées. Dans de telles circonstances, cela menace les fondements objectifs des valeurs qui inspirent et régulent l'ordre international et cela mine les principes intangibles et coercitifs formulés et consolidés par les Nations unies. Face à des défis nouveaux répétés, c'est une erreur de se retrancher derrière une approche pragmatique, limitée à mettre en place des « bases communes », dont le contenu est minimal et dont l'efficacité est faible.
La référence à la dignité humaine, fondement et fin de la responsabilité de protéger, nous introduit dans la note spécifique de cette année, qui marque le soixantième anniversaire de la Déclaration universelle des Droits de l'homme. Ce document était le fruit d'une convergence de différentes traditions culturelles et religieuses, toutes motivées par le désir commun de mettre la personne humaine au centre des institutions, des lois et de l'action des sociétés, et de la considérer comme essentielle pour le monde de la culture, de la religion et de la science. Les droits de l'homme sont toujours plus présentés comme le langage commun et le substrat éthique des relations internationales. Tout comme leur universalité, leur indivisibilité et leur interdépendance sont autant de garanties de protection de la dignité humaine. Mais il est évident que les droits reconnus et exposés dans la Déclaration s'appliquent à tout homme, cela en vertu de l'origine commune des personnes, qui demeure le point central du dessein créateur de Dieu pour le monde et pour l'histoire. Ces droits trouvent leur fondement dans la loi naturelle inscrite au cœur de l'homme et présente dans les diverses cultures et civilisations. Détacher les droits humains de ce contexte signifierait restreindre leur portée et céder à une conception relativiste, pour laquelle le sens et l'interprétation des droits pourraient varier et leur universalité pourrait être niée au nom des différentes conceptions culturelles, politiques, sociales et même religieuses. La grande variété des points de vue ne peut pas être un motif pour oublier que ce ne sont pas les droits seulement qui sont universels, mais également la personne humaine, sujet de ces droits.

À la fois nationale et internationale, la vie de la communauté met clairement en évidence que le respect pour les droits et pour les garanties qui leur sont attachées sont la mesure du bien commun, utilisée pour apprécier le rapport entre justice et injustice, développement et pauvreté, sécurité et conflits. La promotion des droits de l'homme demeure la stratégie la plus efficace quand il s'agit de combler les inégalités entre des pays et des groupes sociaux, quand il s'agit aussi de renforcer la sécurité. En effet les victimes de la misère et du désespoir dont la dignité humaine est impunément violée, deviennent des proies faciles pour les tenants du recours à la violence et deviennent à leur tour des destructeurs de paix. Pourtant le bien commun que les droits de l'homme aident à réaliser ne peut pas être atteint en se contentant d'appliquer des procédures correctes ni même en pondérant des droits en opposition. Le mérite de la Déclaration universelle a été d'ouvrir à des cultures, à des expressions juridiques et à des modèles institutionnels divers la possibilité de converger autour d'un noyau fondamental de valeurs et donc de droits : mais c'est un effort qui, de nos jours, doit être encore plus soutenu face à des instances qui cherchent à réinterpréter les fondements de la Déclaration et à compromettre son unité interne pour favoriser le passage de la protection de la dignité humaine à la satisfaction de simples intérêts, souvent particuliers. La Déclaration a été adoptée comme « un idéal commun qui est à atteindre » (Préambule) et elle ne peut pas être utilisée de manière partielle, en suivant des tendances ou en opérant des choix sélectifs qui risquent de contredire l'unité de la personne humaine et donc l'indivisibilité de ses droits.

Nous constatons souvent dans les faits une prédominance de la légalité par rapport à la justice quand se manifeste une attention à la revendication des droits qui va jusqu'à les faire apparaître comme le résultat exclusif de dispositions législatives ou de décisions normatives prises par les diverses instances des autorités en charge. Quand ils sont présentés sous une forme de pure légalité, les droits risquent de devenir des propositions de faible portée, séparés de la dimension éthique et rationnelle qui constitue leur fondement et leur fin. La Déclaration universelle a en effet réaffirmé avec force la conviction que le respect des droits de l'homme s'enracine avant tout sur une justice immuable, sur laquelle la force contraignante des proclamations internationales est aussi fondée. C'est un aspect qui est souvent négligé quand on prétend priver les droits de leur vraie fonction au nom d'une perspective utilitariste étroite. Parce que les droits et les devoirs qui leur sont liés découlent naturellement de l'interaction entre les hommes, il est facile d'oublier qu'ils sont le fruit du sens commun de la justice, fondé avant tout sur la solidarité entre les membres du corps social et donc valable dans tous les temps et pour tous les peuples. C'était une intuition exprimée, dès le Ve siècle après Jésus Christ, par l'un des maîtres de notre héritage intellectuel, Augustin d'Hippone. Il enseignait que « le précepte : ‘Ce que tu ne veux pas qu'on te fasse, ne le fais pas à autrui' ne peut en aucune façon varier en fonction de la diversité des peuples » (De Doctrina Christiana III, 14). Les droits de l'homme exigent alors d'être respectés parce qu'ils sont l'expression de la justice et non simplement en raison de la force coercitive liée à la volonté des législateurs.

Mesdames et Messieurs,
À mesure que l'on avance dans l'histoire, de nouvelles situations surgissent et l'on cherche à y attacher de nouveaux droits. Le discernement, c'est-à-dire la capacité de distinguer le bien du mal, est encore plus nécessaire quand sont en jeu des exigences qui appartiennent à la vie et à l'action de personnes, de communautés et de peuples. Quand on affronte le thème des droits, qui mettent en jeu des situations importantes et des réalités profondes, le discernement est une vertu à la fois indispensable et féconde.

Le discernement nous amène alors à souligner que laisser aux seuls États, avec leurs lois et leurs institutions, la responsabilité ultime de répondre aux aspirations des personnes, des communautés et de peuples tout entier peut parfois entraîner des conséquences rendant impossible un ordre social respectueux de la dignité de la personne et de ses droits. Par ailleurs, une vision de la vie solidement ancrée dans la dimension religieuse peut permettre d'y parvenir, car la reconnaissance de la valeur transcendante de tout homme et de toute femme favorise la conversion du cœur, ce qui conduit alors à un engagement contre la violence, le terrorisme ou la guerre, et à la promotion de la justice et de la paix. Cela favorise aussi un milieu propice au dialogue interreligieux que les Nations unies sont appelées à soutenir comme elles soutiennent le dialogue dans d'autres domaines de l'activité humaine. Le dialogue doit être reconnu comme le moyen par lequel les diverses composantes de la société peuvent confronter leurs points de vue et réaliser un consensus autour de la vérité concernant des valeurs ou des fins particulières. Il est de la nature des religions librement pratiquées de pouvoir mener de manière autonome un dialogue de la pensée et de la vie. Si, à ce niveau là aussi, la sphère religieuse est séparée de l'action politique, il en ressort également de grands bénéfices pour les personnes individuelles et pour les communautés. D'autre part, les Nations unies peuvent compter sur les fruits du dialogue entre les religions et tirer des bénéfices de la volonté des croyants de mettre leur expérience au service du bien commun. Leur tâche est de proposer une vision de la foi non pas en termes d'intolérance, de discrimination ou de conflit, mais en terme de respect absolu de la vérité, de la coexistence, des droits et de la réconciliation.

Les droits de l'homme doivent évidemment inclure le droit à la liberté religieuse, comprise comme l'expression d'une dimension à la fois individuelle et communautaire, perspective qui fait ressortir l'unité de la personne tout en distinguant clairement entre la dimension du citoyen et celle du croyant. Au cours des dernières années, l'action des Nations unies a permis que le débat public offre des points de vue inspirés par une vision religieuse dans toutes ses dimensions y compris le rite, le culte, l'éducation, la diffusion d'information et la liberté de professer et de choisir sa religion. Il n'est donc pas imaginable que des croyants doivent se priver d'une partie d'eux-mêmes - de leur foi - afin d'être des citoyens actifs. Il ne devrait jamais être nécessaire de nier Dieu pour jouir de ses droits. Il est d'autant plus nécessaire de protéger les droits liés à la religion s'ils sont considérés comme opposés à une idéologie séculière dominante ou à des positions religieuses majoritaires, de nature exclusive. La pleine garantie de la liberté religieuse ne peut pas être limitée au libre exercice du culte, mais doit prendre en considération la dimension publique de la religion et donc la possibilité pour les croyants de participer à la construction de l'ordre social. Ils le font effectivement à l'heure actuelle par exemple à travers leur engagement efficace et généreux dans un vaste réseau d'initiatives qui va des Universités, des Instituts scientifiques et des écoles, jusqu'aux structures qui promeuvent la santé et aux organisations caritatives au service des plus pauvres et des laissés-pour-compte. Refuser de reconnaître l'apport à la société qui s'enracine dans la dimension religieuse et dans la recherche de l'Absolu - qui par nature exprime une communion entre les personnes - reviendrait à privilégier dans les faits une approche individualiste et, ce faisant, à fragmenter l'unité de la personne.

Ma présence au sein de cette Assemblée est le signe de mon estime pour les Nations unies et elle veut aussi manifester le souhait que l'Organisation puisse être toujours davantage un signe d'unité entre les États et un instrument au service de toute la famille humaine. Elle manifeste aussi la volonté de l'Église catholique d'apporter sa contribution aux relations internationales d'une manière qui permette à toute personne et à tout peuple de sentir qu'ils ont leur importance. D'une manière qui est en harmonie avec sa contribution au domaine éthique et moral et à la libre activité de sa foi, l'Église travaille aussi à la réalisation de ces objectifs à travers l'activité internationale du Saint-Siège. Le Saint-Siège a en effet toujours eu sa place dans les assemblées des Nations tout en manifestant son caractère spécifique comme sujet dans le domaine international. Comme les Nations unies l'ont récemment confirmé, le Saint-Siège apporte aussi sa contribution selon les dispositions du droit international, aidant à la définition de ce droit et y recourant.

Les Nations unies demeurent un lieu privilégié où l'Église s'efforce de partager son expérience « en humanité », qui a mûri tout au long des siècles parmi les peuples de toute race et de toute culture, et de la mettre à la disposition de tous les membres de la Communauté internationale. Cette expérience et cette activité, qui visent à obtenir la liberté pour tout croyant, cherchent aussi à assurer une protection plus grande aux droits de la personne. Ces droits trouvent leur fondement et leur forme dans la nature transcendante de la personne, qui permet aux hommes et aux femmes d'avancer sur le chemin de la foi et de la recherche de Dieu dans ce monde. Il faut renforcer la reconnaissance de cette dimension si nous voulons soutenir l'espérance de l'humanité en un monde meilleur et si nous voulons créer les conditions pour la paix, le développement, la coopération et la garantie des droits pour les générations à venir.

Dans ma récente encyclique Spe salvi, je rappelais que « la recherche pénible et toujours nouvelle d'ordonnancements droits pour les choses humaines est le devoir de chaque génération » (n. 25). Pour les chrétiens, cette tâche trouve sa justification dans l'espérance qui jaillit de l'œuvre salvifique de Jésus Christ. C'est pourquoi l'Église est heureuse d'être associée aux activités de cette honorable Organisation qui a la responsabilité de promouvoir la paix et la bonne volonté sur toute la terre. Chers Amis, je vous remercie de m'avoir permis de m'adresser à vous aujourd'hui et je vous promets le soutien de mes prières pour que vous poursuiviez votre noble tâche.

Avant de prendre congé de cette illustre Assemblée, je voudrais adresser mes souhaits dans les langues officielles à toutes les nations qui y sont représentées : [En anglais; en français; en espagnol; en arabe; en chinois; en russe:]
Paix et prospérité, avec l'aide de Dieu !
Merci !

[Texte original plurilingue. Traduction distribuée par la salle de presse du Saint-Siège] © Copyright : Librairie Editrice du Vatican

lundi 14 avril 2008

mercredi 9 avril 2008

POURQUOI L'AFRIQUE NE SE DÉVELOPPE-T-ELLE PAS ?

Sorcellerie collective,
développement et christianisme africain.

1. La sorcellerie collective en Afrique: faits et méfaits.
1.1. Sorcellerie ésotérique et sorcellerie collective
1.2. La gravite du problème
2. Horizon d'une réponse africaine a la sorcellerie collective
2.1. La vraie Afrique et l'Afrique des ronces
2.2. Jésus-Christ et la sorcellerie collective
2.3. A l'ecole de Jésus pour combattre la sorcellerie collective
Conclusion

SORCELLERIE COLLECTIVE, DÉVELOPPEMENT ET CHRISTIANISME AFRICAIN

INTRODUCTION.

#1.- Il nous est arrive plus d'une fois d'entendre, en milieu Wad et Ewe (Benin et Togo), des gens lancer à leurs interlocuteurs a qui rien n'était reproché jusque-là: Ajeto, amewu, amelan duto, c'est-à-dire «sorciers, meurtriers, mangeurs de chair humaine»; Ajedato, fiafit, Ajeto/; «menteurs, voleurs, sorciers!»; Ajeto/ Edugbanto, «sorciers! Fauteurs de trouble! Ennemis du bien commun! Destructeurs da la cite!» ou encore Enu bada woto, ajeto, «vous vous comportez mal, vous êtes sorciers!».

# 2.- Ces injures se font entendre lorsqu'une personne déçoit une autre par son comportement. II est étonnant de constater que, dans les expressions utilisées, on considère quelqu'un comme un sorcier du sim­ple fait qu'il a menti, vole ou mal agi d'une manière ou d'une autre. Pourquoi rattacher à la sorcellerie un acte catégoriel ou un comportement aussi banal qu'un petit mensonge? Haïr et qualifier quelqu'un de meurtrier sur la simple base d'une déviation morale anodine? Quel est le rapport de la sorcelle­rie avec les comportements quotidiens?


# 3.- Ces réflexions s'efforceront de faire découvrir que selon la conception africaine du mal, il existe une sorcellerie ésotérique et une sorcellerie collective. Cette dernière, quoique non-initiatique, est aussi grave que la première. De manière souvent imper­ceptible, mais non moins réelle, elle paralyse le développement. Elle se rapproche ainsi de la sorcel­lerie ésotérique ou initiatique par ses effets qui font d'elle une des principales causes du mal développe­ment de l’Afrique.

# 4.- II s'agira dans ces lignes de présenter les deux types de sorcelleries. L’analyse permettra de relever les comportements que l’on rattache à la sorcellerie collective, de même que les mentalités et les pra­tiques socio-culturelles et occultes de leurs agents au sein de la communauté humaine. L'exposé fera ressortir le rapport de la sorcellerie avec la conception africaine du monde selon laquelle 1'invisible côtoie le visible et détermine en bien ou en mal son devenir. II sera nécessaire, au terme de l'analyse, de répondre, sur le plan socio-anthropologique et (p.12) théologique, aux différents défis que soulève le problème de la sorcellerie collective.

1.1. Sorcellerie ésotérique et sorcellerie collective

1. La sorcellerie collective en Afrique: faits et méfaits
1.1. Sorcellerie ésotérique et sorcellerie collective

# 5.- Il est utile de souligner que les sorciers sont généralement considérés dans beaucoup de populations africaines comme les plus grands malfaiteurs et meurtriers. Des travaux menés au Cameroun tentent de distinguer avec beaucoup de difficultés entre sorcier et guérisseur a partir du concept de nganga. Geschiere précise dans ce cadre que la traduction des concepts occidentaux dans la culture africaine ne permet pas de faire connaître en profondeur ce qu'est la sorcellerie en Afrique. Tout en se refusant a le faire, Fauteur articule ses travaux autour du terme nganga et d'autres termes connexes dans les cultures africaines du Cameroun pour signifier ce qu'est la sorcellerie. II montre qu'il n'est pas toujours aisé de distinguer entre sorcier et guérisseur en Afrique ou de dire avec précision tout ce que signifie dans l'univers africain le mot sorcellerie qu'il traduit en anglais par witchcraft et sorcery.2 une étude de Mengue souligne que Middleton et Winter posent d'une manière plus globale, au-delà du champ afri­cain, le problème de la signification de la sorcellerie en utilisant ces deux concepts qu'ils opposent l'un à l'autre.3

# 6.- Nous nous demandons si le problème n'est pas du au fait que l’on cherche à traduire en un seul concept une forêt de signes et de symboles, une vision du monde, un univers de sens et un ensemble de formes de langage que les populations africaines elles-mêmes approchent avec un ensemble da mythes, de récits, d'images, d'expressions, de mots et de gestes cultuels et culturels. La démarche qui consiste à traiter de la sorcellerie à partir d'un concept pose particulièrement problème lorsqu'on emploie, en Afrique, un terme aussi ambigu que celui de nganga.

# 7.- Chez les Waci et les Aja-Ewe en général, ce qu'on traduit communément par sorcellerie en langue française nous situe dans le champ des comportements qui se présentent, au vu et au su de tous, comme des actes foncièrement mauvais. Les mots utilisés ne gardent pas le flou et ne révèlent aucune ambiguïté entre les idées de guérisseur et de malfaiteur. Il est clairement question d'une action foncièrement mauvaise qui fait que l’on qualifie quelqu'un d'amelan duto (mangeur de chair humaine), ame wuto (meurtrier), ajeto (sorcier), etc. Le mot clé est ajeto (celui qui est expert en aje, dans 1'art de nuire) auxquels on associe un ensemble de termes, d'images, d'expressions, etc. qui signifient la perversité et la méchanceté. On comprend en ces lignes la portée des injures d'où nous sommes partis au début de cet article. La culture Waci nous place dans le champ visible et invisible où 1'homme compose avec les forces du mal pour détruire. Nous le verrons plus loin à travers la conduite sociale des agents de aje. Soulignons pour le moment que chez les Waci et les Ewe, le mot aje est polysémique. II veut dire mensonge ou sorcier selon que la seconde voyelle est muette ou aiguë.

# 8.- Il apparaît ici qu'il existe un lien entre sorcellerie et mensonge. La sorcellerie est une pratique qui est aux antipodes de la vie et de la vocation de l’homme. Elle dénature celui qui se voue à elle et en fait un meurtrier parce qu'il est facteur de mort; elle est, comme telle, contraire à l'être de l'homme qui est vie et à sa requête fondamentale qui est en ce monde la vie et non la mort. Aussi, le aje ou la sorcellerie est-elle considérée comme la réalité et l’acte odieux et le plus méprisable auquel une personne peut se livrer. Les ajeto sont des individus, hommes et femmes, qui adhèrent à des groupes ésotériques de (p.14) pratiques occultes pour acquérir le pouvoir de nuire de manière invisible aux autre pour leur enlever la vie. Nous dirons en ces lignes que aje désigne fondamentalement la sorcellerie ésotérique ou initiatique. Mais le mot aje peut signifier aussi le comportement actuel ou catégoriel d’une personne qui pose un acte pervers bien qu’il ne soit pas membre d’un groupe de malfaiteurs. Il s’agirait ici de aje ou de la sorcellerie dont on accuse des individus qui ont des attitudes que l’on retrouve chez les sorciers de groupes ésotériques. Mais dans la mentalité populaire, ce sont surtout ceux qui acquièrent l’aje de manière initiatique qui sont les vrais ajeto. De telles personnes sont généralement haïes de tous, marginalisées et éliminées de manière ignominieuse et violente.

# 9.- Nous pouvons retenir de ces lignes, qu’on appelle ajeto, au premier sens du mot, les individus qui scellent une alliance avec les forces démoniaques ou adhèrent à un groupe ésotérique dont les membres sont liés entre eux par un serment et des pratiques occultes pour détruire la vie des autres. Au sens large du mot, on qualifie de ajeto les hommes et les femmes qui, sans appartenir à un groupe de malfaisance, se montrent pervers et cherchent le mal des autres. Ces ajeto recourent aux forces occultes ou aux pouvoirs de la nature inconnus des autres pour réaliser leur fin. Ils sont appelés bo woto, ceux qui manipulent les forces de la nature. Le bo traduit l’idée de mentalité et de pratiques magiques dans le rapport des personnes aux plantes, aux objets et à tous les êtres visibles et invisibles de la nature. Les ajeto sorciers ésotériques sont expert dans l’art du bo qu’ils pratiquent en entrant principalement en relation avec le monde invisible.

# 10.- Les vrais ajeto agissent sans avoir forcément des raisons profondes pour justifier leurs actes odieux. Ils détruisent la vie des gens pour un oui ou pour un non. Ils ont particulièrement pour cible les personnes riches, bien portantes ou celles pour qui tout semble bien marcher. Les ajeto professionnels souscrivent au modèle social de nivellement.
# 11.- Selon ce modèle comportemental, tout individu qui devient plus riche que les autres doit être retenu dans son élan, ramené au niveau de la pauvreté commun au groupe. Il en est de même d’un individu qui n’accepte pas de laisser ses proches et ses amis profiter, d’une manière ou d’une autre, de ses biens. Par des pratiques occultes et l’empoisonnement, les sorciers cherchent à faire péricliter ses affaires. Ils recourent à toutes sortes de moyens psychologiques et mystico-religieux ou magiques pour le rendre impotent ou le ramener au niveau de vie misérable du commun des gens de la société.

# 12.- On constate, malheureusement que ce type de comportement ne se retrouve pas uniquement chez les vrais ajetos ou sorciers. Des individus qui n’ont aucun lien avec des sorciers ésotériques agissent de la même façon. Nous signifierons leurs mentalité et leurs actes par l’expression Waci : edu m’aje (littérallement aje de tout le village, de tout le monde) ou sorcellerie collective. Nous voudrions désigner le aje que l’on retrouve chez la plupart des membres de la communauté. Dans nos société africaines, en effet, beaucoup de gens sont prompts à nuire, dans le quotidien, pour une raison ou pour une autre, à ceux qui semblent réussir plus qu’eux dans la vie. Nuisance et méfiance semblent déterminer les mentalités et les pratiques sociales plus que la pratique du bien et la confiance mutuelle.

# 13.- Beaucoup de gens s’astreignent à partager les biens dont ils disposent avec les autres pour ne pas s’exposer à leurs maléfices. Pauvres et riches épuisent souvent le fruit de leur dur labeur pour assister des personnes qui ne sont pas forcément moins nanties qu’eux. On se retrouve dans une société où les uns ne peuvent améliorer leur condition de vie socio-économique parce qu’ils doivent constamment distribuer ce dont ils disposent. Ceux qui ne veulent pas que des gens se contentent de vivre à leurs dépens et ceux qui ont peur des (p.15) regards envieux et méfiants, se confinent en eux-mêmes. Ils se refusent de faire apparaître au grand jour leurs richesses. Aussi thésaurisent-ils sans se donner les moyens de vivre décemment ni d'investir pour le développement social.

# 14.- La conséquence est que tout le monde finit par stagner dans une vie médiocre et à se laisser paralyser par la peur. Cette dernière engendre la duplicité. Une culture du mensonge qui enferme l'individu sur lui-même, dénature les rapports humains.

# 15.- Dans une telle culture, peu de gens osent montrer aux autres leur vrai visage. Chacun cherche à cacher à ses proches ses intentions intimes, ses vrais projets personnels et tous les moyens qu'il utilise pour les réaliser. On a peur de faire connaître aux autres ce qui fait sa propre richesse dans la vie sociale au risque d'être exposé au sort des personnes considérées comme nanties: être livre à la jalousie des au­tres, être contraint de partager avec tous ses propres biens au risque de s'appauvrir soi-même ou accepter d'être éliminé.

# 16.- On retrouve ici une des raisons de la méfiance qui explique que beaucoup de gens en Afrique, de la jeunesse à la vieillesse, sont discrets sur ce qu'ils font et gardent leur connaissance pour eux-mêmes jusqu'à leur mort.

# 17.- Dans un tel contexte, les uns et les autres désirent en définitive deux choses: la protection de soi et la réussite sociale par le recours aux forces occultes qui, elles, garantissent la sécurité autant que 1'enrichissement facile. La protection de soi est considérée comme une chose naturelle. Elle consiste à se «blinder», soi-même et les siens, pour être à l'abri des sorciers, des envieux et de tous les malfaisants. Ce désir de protection de soi est l'une des raisons de la multiplication sur le continent, et particulièrement dans les nations fortement en crise, de mouvements mystico-religieux et de christianisme de recettes contre les sorciers, de solutions magiques aux problèmes de la vie et de prières de guerison.7

# 18.- Dans ce cadre, chacun cherche dans le rapport avec l’invisible un pouvoir qui lui permettrait de maîtriser toutes les situations malencontreuses liées à la méchanceté et à la fausseté de ceux qui l’entourent. II n'est pas rare d'entendre dire qu'un Africain, fut-il baptisé, se protége toujours centre la sorcellerie. Un adage affirme à ce sujet chez les Waci: Ame yibo, me non na gbalo, c'est-à-dire, l'Africain ne doit pas être dépourvu de forces occultes qui garantissent sa sécurité.

# 19.- Ainsi, même les personnes qui ont acquis honnêtement de grands biens et celles qui ont une grande notoriété dans la société, doivent se trouver nécessairement, à un moment donné, des moyens de protection de soi dans la Religion Traditionnelle Africaine, dans une autre religion ou dans un groupe mystico-religieux.

# 20.- Finalement, dans toutes les catégories sociales et à tous les niveaux de la société africaine, on rencontre des personnes et des communautés entières qui nouent des pactes avec les génies, les esprits des eaux, des forêts, etc. et adhèrent aux groupes initiatiques pour survivre et prospérer, en marge de la société de mépris et de méfiance collective. Nous nous trouvons dans un contexte socio-culturel où chacun veut être plus fort que l’autre. Une force occulte ou surnaturelle ne vaut que si elle est au-dessus de celle des autres, et peut ainsi résister à toute adversité sur le plan social, économique et politique.

# 21.- Comment le phénomène du recours au surnaturel se présente-t-il en politique? Le pouvoir politique est devenu, ces dernières années en Afrique, le cadre le plus propice et le plus sur pour s'enrichir. Aussi, les partis d'opposition deviennent-ils très vite des champs où se nouent et dénouent, au lendemain des élections, les alliances pour «manger» à la même table que les gouvernants.

# 22.- Des études décrivent sous plusieurs traits ce phé­nomène que Bayart appelle «la politique du ventre».8 Elles montrent comment, avec la complicité des pays du Nord, le pouvoir en Afrique consiste (p.16) généralement à se maintenir à la tête d'un État pour s'enrichir en exploitant, avec habileté, la culture du mensonge et de recours au pouvoir du monde invisible.

# 23.- Les croyances et les pratiques occultes sont fortement exploitées ainsi pour conquérir le pouvoir politique sur le continent. On crée les partis politiques, on choisit d'être candidat à la magistrature suprême, à la députation et on mène la campagne électorale sous les hospices des devins et des prêtres traditionnels. Les forces occultes garantiraient la conquête du pouvoir plus que le débat politique et la qualité du projet de société proposée aux citoyens. Kourouma présente avec art cette situation dans son roman En attendant le vote des bêtes sauvages?

1.2. La gravité du problème

1. La sorcellerie collective en Afrique: faits et méfaits

1.2. La gravité du problème

# 24.- La culture de aje et bo, voire la culture de la sorcellerie, paralyse le développement social et économique de l'Afrique. Généralement, ceux qui n'adhérent pas à la sorcellerie recourent paradoxalement à ses principes de base pour exister au milieu des leurs. Us consultent les tradi-thérapeutes, les prêtres traditionnels ou les marchands de forces occultes pour se protéger contre des esprits malveillants. Des familles soumettent leurs membres dès la naissance ou à des étapes de la vie à des rites culturels et à des gestes culturels pour mettre ceux-ci à l'abri de tout mauvais sort.

# 25.- Rien ne se fait sans que l’on recherche auprès du monde invisible des énergies d'autodéfense. Pour entreprendre un travail, pour évoluer dans une fonction et s'assurer de réussir sur le plan social, professionnel et commercial, hommes et femmes se préoccupent avant tout d'acquérir de forces spirituelles et occultes. Ici aussi, nul ne fait connaître sa puissance à l'autre sous peine de la voir contrecarrée et anéantie par celui-ci.

# 26.- La logique de cache-cache aggrave les habitudes de la mentalité de méfiance et de mensonge et fait se développer, dans les milieux africains, une culture des apparences. Selon celle-ci, la sagesse consiste pour un individu à être avisé pour présenter à la société la figure qui peut, à chaque instant, garantir sa sécurité. Une personne ne doit faire voir et savoir à son/ses proches que ce qui l'arrangerait, et lui permettrait de ne pas être victimes de jalousies et de haines meurtrières. Le sujet évite également de paraître aux yeux des autres comme un malheureux ou un riche pour ne pas faire la joie de ses ennemis ni être envié et exposé aux machinations perverses des autres.

# 27.- Chez beaucoup de peuples africains, notamment chez les Waci et les Aja-Ewe, la méfiance et la culture des apparences laissent circuler des dictons et des proverbes qui entretiennent ces conduites sociales: Adu konu vo, adometo le vo, «toutes blanches, les dents illuminent le visage d'un beau sourire, mais ce qu'est l'homme au plus profond de lui-même n'y correspond guère». On encore: Evu le nume na gake wo tuna etan e, «le sang est rouge et pourtant la salive est blanche». Ces propos viennent affirmer que, dans la nature, l'apparence des choses ne correspond pas toujours à ce qu'elles sont en elles-mêmes. II y a toujours une enveloppe qui recouvre un noyau; derrière le visible, il y a toujours l’invisible. La conclusion est claire: il ne faut jamais se dévoiler totalement aux autres dans une société de pratiques occultes. Beaucoup de gens en sont convaincus et s'y conforment.

# 28.- Du coup, nul ne joue toujours ou véritablement franc-jeu dans les rapports sociaux. Chacun a peur de l'autre, et l’on se méfie l’un de l'autre dans un champ social ou l’on sait pourtant qu'on doit vivre ensemble et collaborer pour le bien-être collectif. 11 est évident que rien d'efficace et de permanent ne peut se construire en vue du développement humain dans une telle ambiance.10

# 29.- Cette logique renforce la culture du mensonge et de l'individualisme pour aggraver les problèmes du manque d'engagement des Africains face aux (p. 17) problèmes du développement intégral de leur conti­nent. Elle offre à quelques-uns un environnement propice à l’instauration d'un ordre d'intimidation et de domination des autres. Des personnes qui détiennent des forces occultes, la connaissance de plantes médicinales et le pouvoir politique imposent souvent leur loi aux autres. Les autres n'osent pas les affronter, même dans la lutte pour une cause juste. La peur de perdre ses modiques biens de subsistance, d'exposer sa propre vie et celle de sa famille explique généralement ce manque d'audace et de responsabilité. Ceux qui veulent braver cette peur doivent non seulement compter fermement sur leurs forces occultes, mais aussi être prêts à assumer l’incompréhension et les mises en garde des malveillants.

# 30.- Que faire dans un tel contexte? Que faire pour que la majorité des Africains abandonne la logique du nivellement social et la mentalité selon laquelle il faut s'enrichir au moyen des forces occultes et de l’instrumentalisation de la politique? Notre contri­bution consistera dans un premier temps à prolonger les réflexions qui ont porté de manière critique sur le mal que représente ce que nous avons appelé la sorcellerie collective. Dans un second temps, nous nous efforcerons de montrer comment l'enseignement et la pratique de Jésus inviteraient l'Afrique à développer une autre logique sociale que celle qu'elle semble privilégier dans le monde actuel.
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2.1. La vraie Afrique et l'Afrique des ronces.

2. Horizon d'une réponse africaine
à la sorcellerie collective

2.1. La vraie Afrique et l'Afrique des ronces.
# 31.- Le Professeur Gbegnonvi remet en question les tra­ditions ancestrales et religieuses, notamment les conceptions du monde et les pratiques déviantes du culte du vodu qui favorisent toutes les formes de sorcelleries que l’on enregistre dans nos societes.11 II dénonce l’articulation de la culture africaine autour des valeurs du manger et des pratiques ancestrales qui bloquent le développement social des campagnes et des villes comme Ouidah, Abomey, Savalou, etc. au Benin. Ces villes, qui ont été les premières au Dahomey à entrer en contact avec l’Occident à partir du XVIme siècle, n'ont guère évolué du fait de leur trop grand attachement à des croyances et pratiques aliénantes du vodu, qui se rattachent à aje, bo ou à la sorcellerie.

# 32.- Pour porter plus loin ces réflexions, nous voudrions, pour notre part, relever les contradictions internes à la croyance au monde de à l’invisible et à la sorcellerie. Pourquoi le nivellement social? Comment comprendre que des gens ne veuillent pas que les autres réussissent et aient de bonnes conditions de vie lorsqu'ils le méritent? On peut relever, d'une manière générale que les individus qui ne font pas grand'-chose pour améliorer leur situation sociale sont jaloux des autres et leur veulent du mal. Les personnes oisives méprisent souvent ceux dont la vie de travail les remettent en question. Les vaillants travailleurs que l’on rencontre dans nos sociétés montrent que 1'Afrique subsaharienne ne se réduit pas aux groupes de jeunes et d'hommes oisifs qu'elle compte en son sein comme tous les autres continents. L'Afrique des femmes et des hommes travailleurs révèle que le continent n'est pas la terre des paresseux comme le prétendent des mythes montés sur le «nègre» dit «fainéant» et «vicieux».12

# 33.- Les travailleurs se trouvent malheureusement confrontés, en Afrique plus que sur les autres continents, à des conditions de vie dégradantes. Celles-ci s'aggravent, de jour en jour, sous les effets pervers de la mondialisation ou du système politique et financier mondial à travers lequel les pays du Nord imposent leurs diktats aux pays en développement. Face à une telle situation, il est nécessaire de faire comprendre, dans les différents milieux, que la (p. 18) grandeur de I'homme tient autant à son travail qu'à 1'instauration d'un ordre social qui améliore, sous les deux, les conditions de vie de tous, petits et grands. Les personnes oisives doivent, pour leur part, apprendre à oeuvrer, à travers le travail, pour 1'amelioration de leur condition de vie. II leur incombe de prendre conscience que 1'honneur d'une personne est de construire, au prix du tra­vail, son épanouissement humain. Ce qui, partout sur la terre, et tous les jours, unit et rassemble, à longueur journée, les hommes et les femmes responsables de leur destinée, c'est le travail. L'oisiveté et la paresse isolent et dégradent l’être humain. Elles 1'appauvrissent et renferment dans la misère et la haine des autres lorsqu'il croit que son état est la règle et que tout le monde doit être misérable comme lui.

# 34.- Celui qui excelle dans la vie et opère des réalisations économiques ne doit pas être considéré comme une menace pour le groupe. II est plutôt un modèle qui indique aux autres, particulièrement aux paresseux, ce que doit être une vie engagée dans le combat de
l'homme contre la mort. L'anthropologie africaine de la vie-mort-vie montre que seul celui qui améliore sa condition de vie et peut investir sur le plan économique est le modèle éthique et non l'homme appauvri, oisif, jaloux et méchant qui se plait a paralyser l'essor des autres membres de la communauté.

# 35.- La culture du nivellement social ne garantit l'avenir de personne, pas même celui de ses propres protagonistes. Dans nos cultures africaines dont l’âme est la vie, l'existence ne peut être synonyme de pratiques qui sèment la mort, entretiennent la haine, la méchanceté dans les rapports humains, l'appauvrissent collectif ou la standardisation d'une condition de vie médiocre dans la société.

# 36.- La vraie Afrique, celle qui a opté pour une culture de la vie et dont l'anthropologie ouvre l'horizon de la vie, engage l'individu à devenir un agent de la victoire de la vie sur la mort. L’Afrique dont il est question n'est pas angélique. Elle ne détient pas des valeurs toutes pures et des moeurs parfaites depuis les origines, avant la rencontre avec l'Occident et le monde arabe. La vraie Afrique désigne le continent d'hommes et de femmes qui ne sont pas des stéréotypes, des individus caractérisés collectivement par des moeurs dites sauvages ou païennes. La vraie Afrique est celle de la réalité et du réalisme. Elle est faite de personnes, de toutes catégories et classes sociales, qui s'efforcent de réaliser leur existence en luttant, en eux et autour d'eux, à travers des structu­res sociales, contre tout ce qui détruit la vie du grou­pe. Elle comprend aussi ceux qui, contrairement à ces derniers, sont plutôt inactifs. La vraie Afrique est aussi celle de nombreuses foules de jeunes et de femmes qui, ici, cherchent désespérément du travail dans un monde qui n'en offrent plus et la, prennent des initiatives qui restent sans lendemain, à cause des situations de crise socio-politique et de l'oppres­sion économique du système mondial d'enrichissement des pays riches au détriment des pays pauvres. Les fils et les filles de cette Afrique recourent aux croyances et aux pratiques ancestrales pour trouver des solutions à leurs échecs sociaux. Aussi certains s'adonnent-ils à la sorcellerie sous toutes ses for­mes. Mais les personnes responsables ne pactisent pas avec la sorcellerie. Elles n'entreprennent rien pour nuire à autrui ni n'empêchent quiconque d'exceller dans la communauté humaine. Elles ne se laissent pas dominer par les désirs de mépris et de violence. Elles ne ménagent aucun effort pour développer la qualité de vie éthique qui fait du sujet un homme accompli, celui qui devient, ici-bas et par delà la mort, un exemple et une source de bénédictions pour les membres de sa communauté. Ces types d’Africains mènent, en dépit de tout, une vie fraternelle. Ils ne cherchent de mal à personne dans la pratique de la Religion Traditionnelle Africaine. Ils ne lient pas de pacte avec les sorciers et les marchands de pratiques occultes et de rites magiques. (p.19)

# 37.- Ces Africains n'apparaissent pas toujours au grand jour contrairement aux partisans des moeurs aliénantes. La vraie Afrique est une terre qui porte à la fois des plantes provenant du bon grain et des herbes mauvaises (cf. Mt 13,24-30) que sont les men­talités et les pratiques du nivellement social. L'Afrique des ronces ne devra pas étouffer pour longtemps encore I'Afrique des sujets responsables. II est nécessaire que les valeurs de cette dernière l’emportent sur celles qui sont en contradiction avec la foi chrétienne et ses exigences évangéliques.
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